J’ai parfois honte de parler d’elle ainsi. Pas parce qu’il s’agit de ma belle-mère, mais parce que ce sujet me semble manquer cruellement d’originalité. Au fond, je croyais que Xavier et moi saurions être au-dessus de ça. Les histoires de belle-mère étaient réservées aux autres et en tout cas, elles ne franchiraient pas la porte de chez nous parce que l’amour véritable devait, à mon idée, forcer le respect. Et pourtant, j’ai senti dès notre première rencontre que ma belle-mère n’allait pas se contenter de me demander de la surnommer Nanette, de me servir mes petits plats préférés et de m’offrir le lait pour le corps coordonné à mon parfum pour mon anniversaire. Son premier regard contenait déjà une fausse affection et un vrai défi. Longtemps, j’ai tu mes réticences envers la mère de Xavier, parce que cette femme était, de fait, irréprochable. Xavier n’aurait pas compris que je ressente à son encontre quelque chose de négatif qu’il ne pouvait pas voir. Je n’avais pas de preuve, en effet. Me complimentant sans cesse, attentionnée envers moi, Nanette évoluait en toute discrétion dans notre décor. C’est seulement quelques années plus tard que je me suis rendu compte que ça avait été sa manière de préparer méthodiquement les choses. Faire de moi la “fille qu’elle n’a jamais eue” a petit à petit transformé mon mari en frère ennemi.
« Iris… C’est un prénom ou un surnom ? », nous a-t-elle demandé à la naissance de notre fille. Quand Xavier lui a expliqué que j’aimais la couleur des iris, Nanette a répondu « Heureusement qu’elle n’aime pas le rouge, sinon elle l’aurait appelée Géranium ! » Et alors que ma belle-mère parlait de moi, en ma présence, employant ce “elle” comme si j’étais une vague voisine de palier, j’ai compris ce qui me pesait. Ce n’était plus elle, mais Xavier. Xavier, complice de ses piques de plus en plus nombreuses. Le voir sourire à la blague de sa mère m’a ulcérée. « Marion, ne prends pas tout de travers… », m’a-t-il dit quand je me suis fâchée, excusant d’un revers de manche cette taquinerie, et reprenant l’argument cher à sa mère des hormones féminines en vrac.
Pour la naissance d’Iris, Nanette est venue vivre à la maison, comme convenu. Xavier travaillait souvent à l’étranger et sa mère a tenu à nous aider. En deux heures, mon appartement a été entièrement modifié. On ne faisait pas comme ça. On ne faisait pas comme moi. On ne changeait pas un enfant sur une table, même avec un matelas de change posé dessus. On ne donnait pas le sein à un enfant en public, d’ailleurs on évitait de le donner trop longtemps ! On devait poser l’enfant sur un linge repassé. Obsédée par la propreté de l’appartement, elle a tout lessivé de fond en comble comme si j’étais une souillon. Je me suis sentie dépossédée de mon bébé, qu’elle me retirait des bras chaque fois que je le portais, me recommandant, en présence de Xavier, d’aller me reposer, afin de lui montrer combien elle était serviable. Elle accaparait Iris en l’appelant “Risette”, prenant toujours soin de ne pas prononcer son prénom qui lui fait horreur.
J’ai fait avec. J’ai courbé l’échine, puis je lui ai finalement demandé de partir, prétextant avoir besoin de retrouver ma maison. Comme Nanette tient toujours à montrer à tous qu’elle est très discrète, elle est rentrée chez elle, signalant à Xavier que j’avais de drôles de manières de la jeter ainsi dehors pour la remercier. Le père de Xavier l’a quittée alors qu’elle était encore jeune et elle ne s’est jamais recasée. Je l’ai souvent plainte, mais aujourd’hui, je comprends mieux pourquoi ! Méchante, manipulatrice, collante, voilà ce qu’elle est. Non, elle n’est pas collante, s’oppose Xavier.
Elle a juste besoin d’un peu de compagnie et il est de notre devoir de l’accueillir. Xavier prend fait et cause pour sa mère. Même durant les vacances, quand elle loue exprès un appartement juste à côté de notre lieu de villégiature. Certains de nos amis soulignent la chance que nous avons d’avoir une grand-mère sur place pour nous relayer auprès d’Iris, mais tu parles ! Nanette s’invite à dîner chez nous, nous accompagne dans les excursions qui lui conviennent, mais ne joue jamais la baby-sitter. Elle vient à la plage avec nous, pour profiter de son Xavier, et elle s’en cache de moins en moins. Avec le temps, elle se permet même des réflexions sur mon physique. Pas directement, mais d’une façon détournée et perverse, même si Xavier ne veut pas entendre ce mot. Alors que nous voulons déjeuner d’un sandwich sur nos serviettes de plage, elle me murmure que je devrais peut-être profiter de l’été pour me faire un petit régime salades. Elle le dit en regardant fixement mes hanches. Elle joue la carte de la connivence féminine, me conseillant une crème minceur. C’est sa façon de me dire que j’ai grossi. Peste à souhait, elle raconte à Iris qui a maintenant 5 ans comment était son père quand il était plus jeune. Je sais que c’est à moi qu’elle s’adresse, mais c’est à Iris, en plein Œdipe, qu’elle confirme que son papa est le plus beau et que d’ailleurs, les filles, où qu’il aille, ont toujours été folles de lui ! Folle de lui, moi, je ne le suis plus. Mon homme est à mes yeux un simple mari soumis à sa mère. Je ne comprends pas qu’il ne constate pas son manège. Je ne compte plus les fois où il l’a choisie, elle, contre notre confort et notre intimité. Je ne cherche plus à le convaincre de la trop grande proximité de sa mère avec lui. Il me jette alors en pleine figure mon absence de fidélité envers mes parents. Mes parents sont à leur place. Ce ne sont pas des envahisseurs, et eux, au moins, gardent Iris chaque mercredi. Ils me rendent service. Xavier, lui, déjeune en cachette avec sa mère. Il n’ose plus me le dire, mais elle se charge de gaffer. Nanette vient d’acheter une maison à la campagne « pour qu’Iris puisse courir dans la verdure le week-end ». Quand je dis à Xavier qu’il n’est pas question que nous passions toutes nos fins de semaine chez sa mère, il me répond aussitôt : “Nanette nous a donné la seule chambre avec balcon, elle a même fait poser une baignoire à bains bouillonnants parce que tu adores les bains ! Elle nous prête sa voiture pour qu’on s’y rende sans problème !” Nanette par-ci, Nanette par-là… ce surnom dans sa bouche est si peu viril qu’il m’arrive de lui rire au nez.
Je suis tellement déçue que j’hésite parfois à le quitter pour me débarrasser d’elle. Il faut que je parle à Xavier. Que faudrait-il qu’il fasse pour se racheter ? Qu’il reconnaisse chaque fois où elle m’a fait du mal, par en dessous ou directement ? Qu’il s’excuse de n’avoir pas réussi à voir qui est vraiment sa mère, avec moi en tout cas ? S’il ne le fait pas, je ne serai jamais débarrassée de l’image de mon mari pliant devant sa mère et fuyant devant moi. Hélas, s’opposer à elle ne semble pas prévu pour tout de suite, et en tout cas pas pour ce week-end : nous partons à la campagne chez Nanette qui n’a personne pour lui arranger la porte de son garage… “et qui est tellement sympa d’avoir, à peine installée, déjà prévu un portique pour Iris” » !