Ma femme est tombée enceinte alors que notre “grand” était encore petit.C’est bizarre de dire “grand” d’un bonhomme de 18 mois. Tout de suite, on a été heureux de la nouvelle et assez vite on a eu peur. La première échographie a semé le trouble. Mauvais présage pour ma femme qui rêvait d’une grossesse non médicalisée. La naissance du premier nous avait laissé quelques rudes souvenirs. Mais pourtant, voilà : une mesure était douteuse. Celui de la clarté nucale du bébé : 3,2 mm, un chiffre qui s’est aussitôt installé dans mon crâne comme une deuxième voix. Il allait donc falloir médicaliser l’expérience.
S’occuper du grand frère fut d’un grand soulagement, en attendant la suite. L’entendre rire, le voir déambuler… Combien de fois ce petit nous a-t-il sauvé le moral, redonné la force ? Évidemment, la mesure fatidique en tête, on a beaucoup regardé sur internet… On savait qu’on ne devait pas, mais on le faisait quand même. Moi j’avais une conviction, quoi qu’il arrive, quel que soit le diagnostic à venir, s’il y en avait un à sauver entre la mère et l’enfant, je prendrais la mère. La mère, c’est la possibilité de tout recommencer. C’est la force. C’est la vie.
Et c’est aussi la mère qui a eu droit aux injustices, aux doutes balancés en pleine figure avec des explications larvaires. On lui a refusé un résultat sur papier, document qu’elle devait pourtant avoir avec elle pour une consultation de diagnostic anténatal. C’est elle qui a entendu la première que notre enfant avait une chance sur dix de souffrir d’une anomalie. Il y en avait donc neuf pour que tout soit normal. On a essayé de se calmer. Essayé. Mais sans y croire vraiment. La peur s’est installée partout. Une amniocentèse était prévue, avec son cortège de craintes. Et si cet acte entraînait une fausse couche ? J’avais peur du résultat, mais pas seulement. J’avais surtout peur de la position de ma femme vis-à-vis d’une interruption de grossesse. Je connais sa grande générosité, je connais son ouverture. J’ai eu peur qu’elle veuille garder le bébé à tout prix, mais j’ai aussi eu peur qu’elle décide autre chose. Je n’ai jamais cessé d’avoir peur alors que je tentais de ressembler à une épaule.
Le jour de l’amniocentèse, j’ai craint cette gigantesque aiguille pénétrant son ventre, j’ai redouté une fausse couche malgré les paroles rassurantes que l’on a entendues. Elle a subi. J’ai attendu. Je ne me suis pas senti assez proche d’elle, j’ai rôdé dans le couloir comme un lion en cage. Ensuite, à son visage, à la lecture de ses traits, à sa légère impatience, j’ai compris qu’elle était soucieuse. On ne venait pas de se débarrasser d’une petite intervention. À présent, on attendait le pire, c’est-à-dire le résultat, c’est-à-dire des jours passés en stand-by, à attendre sans vivre ou à vivre juste pour attendre. Puis c’est à elle qu’on a énoncé la conclusion : notre enfant serait trisomique.
Quand ma femme l’a appris, j’étais encore trop loin d’elle, occupé à conduire notre fils chez ses grands-parents. Elle me l’a donc annoncé plus tard, gardant ce secret de longues heures pour elle, et puis le soir, elle a précisé qu’elle avait décidé, de manière irrévocable, de le garder. Elle ne pouvait pas faire autrement. Elle pleurait, sanglotait, et j’étais stupéfait. Quand j’ai voulu la prendre dans mes bras, elle m’a repoussé. C’était sûrement une peur sourde qu’elle ressentait quand je la serrais, une appréhension que par ce geste de bonté je l’oblige à obéir à ma volonté. Nous nous sommes couchés et elle s’est repliée dans un coin du lit, autour de son ventre arrondi. J’étais désarmé.
Finalement, on a pris la décision d’une IMG, ou est-ce moi qui l’ai prise ? Je me suis senti tellement coupable, – dit-on responsable ? –, du oui de ma femme à une interruption de grossesse. Ensemble, nous avons décidé de perdre le bébé que nous voulions. Ensemble, nous avons suivi le chemin des couples qui deviennent parents. Nous avons marché jusqu’à la maternité, et laissé provoquer un accouchement très douloureux : on avait prévenu ma femme que cet accouchement serait particulièrement éprouvant physiquement.
Nous avons vu notre Lou quelques instants. Après l’accouchement que ma femme a assumé avec force et dignité, nous avons tenu à porter dans nos mains ce tout petit amour auquel on a ôté la vie. Tant de questionnements, tant de peurs, tant de nuits blanches : avons-nous eu raison de faire cela ? Une part de moi continue d’imaginer, entre joie et horreur, la vie qu’il aurait eue, et le poids, peut-être, qu’il serait devenu pour son frère à notre disparition. Il y a 100 % de chances que les résultats soient justes, a promis le médecin avant l’interruption médicale de grossesse. Lou aurait été trisomique. Nous n’avons pas reconnu son sexe car nous n’avons pas voulu savoir, mais nous avons voulu lui donner un prénom, et aussi souhaité l’enterrer, lui offrir des obsèques dignes d’un être aimé. Couché dans son petit linceul et son immense cercueil avec le doudou de notre aîné, nous l’avons accompagné jusqu’au bout.
Culpabilité, doute, résignation, douleur, nous avons ressenti tout cela. J’ai refusé que la perte de Lou ravage notre couple et c’est mon combat désormais. Tenir notre couple, malgré la douleur qui m’étouffe de plus en plus fort et m’empêche toujours de dormir. Et puis nous avons encore attendu, autre chose cette fois : le caryotype complet de Lou, pour savoir si sa trisomie était “libre et homogène” ou si l’un de nous deux était porteur d’un chromosome anormal. On est reparti dans nos recherches internet… J’ai même consulté des exposés de collégiens sur le sujet en attendant qu’enfin le verdict tombe. Il est arrivé : c’était la faute à pas de chance. Nous savons désormais que nos chances de renouveler la chose dans une future grossesse sont les mêmes que celles d’un couple lambda.
A notre trésor aîné, on a dit que le bébé attendu ne viendrait pas, parce qu’il était malade. À présent, un autre questionnement nous hante : faut-il lui en dire davantage ? Comment ? Comment ne pas lui faire porter cette culpabilité de vivre, lui ? Nous sommes deux parents, deux parents incertains, qui faisons des fausses couches. Nous avons envie de remettre la vie dans le ventre de ma femme, c’est ce qui nous semble le plus sûr pour en chasser la mort. J’ai si peur qu’on se quitte. Les fausses couches qui suivent nous démoralisent. Il y a encore une grossesse extra-utérine. Six fausses couches avant de retomber enceinte. On évite de célébrer la nouvelle, on ne peut pas, on la garde pour nous. On a peur que la vivre ne la tue. On voudrait garder la nouvelle toute neuve… Mais nous pratiquons l’échographie, et reprenons le chemin médicalisé jusqu’à ce jour où nous apprenons que notre futur de bébé a une clarté nucale parfaite… Cela ressemble à du bonheur, mais Lou ne nous quitte pas. Marcher joyeusement, le cœur léger vers une maternité ne peut plus nous arriver. C’est-à-dire que nous sommes conscients que nous souhaitons réparer, mais nous avons vraiment perdu un enfant qui compte parmi les nôtres. Trois, bientôt. Pas un de moins. Lou est partout, plus fort qu’un souvenir, il est ce petit être qui bat tout près, en nous, et pour toujours.
Propos recueillis par Jessica Busseaume
Retrouvez l’histoire de Jérémie Szpirglas,Pater dolorosa aux éditions Le Passeur Editeur .
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